9. Mauvais Sang
— Je ne me souvenais même pas qu'il y avait une cave ici, dit Jace en jetant un coup d'œil par l'ouverture.
Il leva sa pierre de rune ; elle éclaira les parois noires et luisantes d'un passage creusé dans un matériau lisse que Clary ne reconnut pas. Les marches suintaient d'humidité. A l'odeur de moisi se mêlait un relent étrange, métallique, qui n'augurait rien de bon.
— À ton avis, qu'est-ce qu'il y a, là-dessous ? demanda-t-elle.
— Je n'en sais rien.
Jace posa le pied sur la première marche comme pour en tester la solidité, puis s'engagea dans l'escalier avec un haussement d'épaules. A mi-chemin, il se tourna vers Clary.
— Tu viens ? Tu peux m'attendre en haut si tu préfères.
Elle jeta un regard à la bibliothèque déserte, frémit et se précipita derrière lui. L'escalier s'enroulait en cercles de plus en plus étroits, comme s'ils progressaient à l'intérieur d'une énorme conque. L'odeur s'intensifiait à mesure qu'ils descendaient, et bientôt les marches débouchèrent sur une vaste salle dont les murs rongés par l'humidité étaient maculés de taches sombres. Le sol couvert de pentagrammes et de runes était jonché de pierres blanches.
Jace fit un pas et quelque chose craqua sous sel pieds.
—Des os, chuchota Clary.
Ce qu'ils avaient d'abord pris pour des pierres était en réalité des ossements de toutes formes et tailles, répandus sur le sol.
—Qu'est-ce qu'il fabriquait ici ? s'étonna-t-elle.
La pierre de rune, brûlante dans la main de Jace, nimbait les alentours d'une clarté inquiétante.
—Des expériences, répondit Jace d'un ton morne. La reine de la Cour des Lumières a dit...
—D'où proviennent ces os ? D'animaux ?
Jace éparpilla un tas d'ossements de la pointe du pied.
— Non. Pas tous.
La poitrine de Clary se serra.
— Je crois qu'on devrait remonter.
Ignorant sa suggestion, Jace leva la pierre de rune dans sa main. Elle se mit à briller plus intensément, répandant une vive lumière blanche qui éclaira lés coins de la salle. L'un d'eux était dissimulé derrière une tenture. Il y avait quelque chose derrière, une forme recroquevillée...
— Jace, murmura Clary. Qu'est-ce que c'est que ça ?
Il ne répondit pas. Clary s'aperçut qu'il avait dégainé son poignard séraphique qui scintillait dans la lumière telle une lame de glace.
—Jace, non…
Trop tard. Il s'avança vers la tenture d'un pas décidé, l’écarta de la pointe de sa lame puis la jeta à terre. Elle s’affaissa dans un nuage de poussière.
Jace chancela et la pierre de rune lui glissa des mains. Avant qu'elle ne tombe par terre, Clary entrevit son visage livide, figé d'horreur. Ramassant la pierre, elle la brandit au-dessus d'elle, impatiente de découvrir ce qui avait à ce point bouleversé Jace.
D'abord elle ne distingua qu'une forme humaine enveloppée dans un linge blanc. Des menottes attachées à de gros anneaux de métal scellés dans le sol emprisonnaient ses poignets et ses chevilles. « Comment peut-il encore être en vie ? » songea Clary, horrifiée, tandis qu'un goût de bile lui emplissait la bouche. La pierre de rune trembla dans sa main, et la lumière vacillante éclaira les membres décharnés du prisonnier, qui portait les stigmates d'innombrables tortures. Son visage squelettique était tourné vers elle, révélant des orbites béantes à la place des yeux. Puis un bruissement s'éleva, et elle s'aperçut que ce qu'elle avait pris pour des haillons était en réalité des ailes qui saillaient de son dos comme deux croissants de lune d'un blanc immaculé, seule touche de pureté dans cette salle sordide.
Elle laissa échapper un hoquet de surprise.
— Jace ! Tu as vu...
— J'ai vu.
— Tu m'avais pourtant dit que les anges n'existaient pas... que personne n'en avait jamais vu...
Jace jura entre ses dents et se pencha vers la créature recroquevillée sur le sole, puis recula d'un bond, comme s'il venait de heurter un mur invisible. Baissant les yeux, Clary vit que l'ange était accroupi au centre d'un pentagramme fait de runes entrelacées gravées à même la pierre ; elles répandaient une lumière diffuse, phosphorescente.
—Les runes, chuchota-t-elle. Elles font obstacle.
—Mais il doit bien y avoir un moyen de l'aider. protesta Jace.
L'ange leva la tête. La mort dans l'âme, Clary constata qu'il avait, comme Jace, des cheveux blonds et bouclés qui accrochaient la lumière. Son visage lacéré évoquait un tableau de maître abîmé par des vandales. Soudain, il ouvrit la bouche et un son presque musical s'en échappa, une seule note à la fois douce et perçante, qui ressemblait vaguement à une plainte…
Un flot d'images défila devant les yeux de Clary. Elle serrait toujours la pierre de rune dans sa main, mais celle-ci ne brillait plus. Elle fut brusquement transportée dans un rêve éveillé où les souvenirs affluaient sous la forme de fragments d'images, de couleurs, de sons.
Elle se trouvait au centre d'une cave propre et nue, une grande rune avait été tracée en hâte sur le sol, Debout à côté du symbole, un homme tenait un livre ouvert dans une main et une torche dans l'autre. Quand il leva la tête, Clary reconnut Valentin. Un Valentin beaucoup plus jeune, au visage lisse et séduisant. Il se mit à psalmodier des incantations, et la rune s'enflamma. Bientôt, les flammes moururent, révélant une forme recroquevillée dans la cendre : un ange aux ailes déployées, couvertes de sang, tel un oiseau abattu en plein ciel.
La scène changea. Valentin se tenait à présent près d'une fenêtre avec une jeune femme rousse à son côté. Un anneau en argent d'aspect familier étincela à son doigt comme il l'enlaçait. Le cœur serré, Clary reconnut sa mère. Ses traits de jeune fille avaient quelque chose de doux et de vulnérable. Elle portait une chemise de nuit blanche et, indubitablement, elle était enceinte.
— Les Accords ne sont pas seulement la pire idée que l'Enclave ait jamais eue, mais aussi la plus grande calamité qui puisse frapper les Nephilim, disait Valentin d'un ton courroucé. La perspective d'être enchainés à ces créatures…
— Valentin, protesta Jocelyne en souriant, assez de politique, je t'en prie.
Elle noua les bras autour du cou de son mari avec une expression aimante qui se reflétait dans le regard de celui-ci, mais Clary crut y déceler une autre émotion, et un frisson lui parcourut le dos...
Valentin était maintenant agenouillé au milieu d'une clairière. La lune éclairait le pentagramme noir qu’il avait tracé dans la terre. Les branches dés arbres fermaient une voûte épaisse au-dessus de sa tète ; les feuilles de celles qui surplombaient le pentagramme avaient noirci. Une femme aux longs cheveux soyeux était assise au centre de l'étoile à cinq branches. Elle avait un corps mince et gracieux, ses bras blancs étaient nus, et son visage était dissimulé par la pénombre. Elle tendit la main gauche et, comme elle ouvrait les doigts, Clary vit que sa paume était entaillée. Un mince filet de sang s'écoulait de la blessure ; elle le récolta, goutte à goutte, dans une coupe d'argent posée au bord du pentagramme. Le sang paraissait noir au clair de lune, à moins qu'il ne le soit réellement.
— L'enfant né avec ce sang dans les veines aura un pouvoir plus grand que celui des Démons Supérieurs qui peuplent les abysses entre les mondes, annonça-t-elle d'une voix douce et mélodieuse. Il sera plus puissant qu'Asmodée, plus fort que le shedim des tempêtes. Avec l'entraînement adéquat, il n'est rien dons il ne sera capable. Je dois cependant t'avertir que son pouvoir le privera de son humanité.
— Mes remerciements, dame d'Edom, dit Valentin et, au moment où il s'avançait pour prendre la coupe remplie de sang, la femme leva la tête.
Clary constata alors que si, par ailleurs, elle était d'une beauté saisissante, elle avait, en guise d'yeux deux orbites vides par lesquelles émergeaient des tentacules noirs. Clary étouffa un cri de frayeur...
La forêt et la nuit disparurent. Jocelyne faisait maintenant face à quelqu'un qu'elle masquait à la vu de Clary. Elle n'était plus enceinte, et sa chevelure retombait en désordre sur son visage épouvanté.
— Je ne peux pas rester avec lui un jour de plus Ragnor. J'ai lu son journal. Savez-vous ce qu'il a fait à Jonathan ? Même lui, je ne le pensais pas capable de ça.
Ses épaules s'affaissèrent.
— Il a utilisé du sang de démon. Jonathan n'est plus un être humain, c'est un monstre...
Elle se volatilisa. À sa place, Valentin faisait les cent pas autour d'un cercle de runes; un poignard séraphique étincelait dans sa main. «Pourquoi t'obstines-tu à ne pas me parler ? marmonna-t-il. Pourquoi ne me donnes-tu pas ce que je veux ? » Il brandit son couteau, l'ange se tordit de douleur, et un liquide doré comme un rayon de soleil s'écoula de sa blessure. « Si tu refuses de m'apporter des réponses, reprit Valentin, tu peux au moins me donner ton sang pour moi et ma famille. Il nous sera plus utile qu'à toi. »
A présent, Clary se trouvait dans la bibliothèque du manoir des Wayland. Le soleil entrait par les fenêtres, inondant la pièce de verts et de bleus. Des voix et des éclats de rire lui parvenaient de la pièce voisine où donnait une fête. Agenouillée près des rayonnages, Jocelyne jeta un coup d'œil autour d'elle avant de sortir un livre de sa poche et de le glisser sur une étagère…
Elle disparut et Clary vit la cave où elle se trouvait en ce moment. Le même pentagramme était tracé sur le sol, et au centre de l'étoile gisait l'ange. Valentin se tenait près de lui et, cette fois encore, il tenait à la main un poignard séraphique. Il semblait plus âgé à présent ; ce n'était plus un jeune homme. « Ithuriel, lança-il. Nous sommes de vieux amis maintenant, est-ce pas ? J'aurais pu t'enterrer vivant sous ces ruines, et pourtant je t'ai emmené ici avec moi. Pendant toutes ces années, je t'ai gardé à mes côtés dans l'espoir qu'un jour tu me révélerais ce que je veux savoir. »
Il se rapprocha du prisonnier en brandissant son poignard dont la lumière fit scintiller la barrière de runes. «En t'invoquant, j'espérais que tu m'expliquerais pourquoi Raziel nous a créés, nous, la race des Chasseurs d'Ombres, sans nous accorder les dons des Créatures Obscures : la rapidité des loups, l'immortalité du Petit Peuple, les pouvoirs magiques des sorciers, l'invulnérabilité des vampires. Il nous a laissés nus, sans autre protection contre les hôtes de l'enfer que ces Marques tatouées sur notre peau. Pourquoi leurs pouvoirs devraient-ils être supérieurs aux nôtres ? Pourquoi ne pouvons-nous pas bénéficier de ce qu'ils possèdent ? »
Assis au centre de l'étoile qui l'emprisonnait, l'ange demeura immobile comme une statue de marbre, les ailes repliées. Ses yeux n'exprimaient rien d'autre qu'une immense tristesse muette. Valentin fit la grimace.
— Soit. Garde le silence. Il y aura d'autres occasions.
Il brandit son poignard.
— Je détiens la Coupe Mortelle, Ithuriel, et bientôt j'aurai l'Épée en ma possession. Mais sans le Miroir je ne peux pas commencer l'invocation. Il ne me manque plus que lui. Dis-moi où il se trouve, et je te laisserai mourir.
La scène se désintégra, et Clary entrevit d'autres images désormais familières puisqu'elles provenaient de ses cauchemars : des anges avec des ailes blanches ou noires, des lacs miroitants, de l'or, du sang et Jace, se détournant d'elle, se détournant toujours. Elle tendit le bras pour le retenir, et pour la première fois la voix de l'ange résonna dans sa tête.
Ce ne sont pas les premiers rêves que je te montre.
La vision d'une rune surgit du néant, tel un feu d’artifice derrière ses paupières. Cette rune-là, elle la voyait pour la première fois : puissante, élémentaire, elle évoquait un simple nœud. Elle disparut en un éclair et, à cet instant, le chant de l'ange se tut. Clary réintégra son corps ; elle chancela dans l'obscurité de la salle malodorante. L'ange gisait dans son coin, imobile et silencieux, les ailes repliées, telle une sculpture à l'effigie du malheur.
Clary laissa échapper un sanglot. « Ithuriel. » Le cœur serré, elle tendit les bras vers le prisonnier malgré la barrière de runes. Depuis des années, il agonisait seul dans ces ténèbres, enchaîné et affamé, mais la mort ne voulait pas le délivrer…
Juce était tout près d'elle. Elle comprit à son air bouleversé qu'il avait eu les mêmes visions qu'elle. Il contempla le poignard séraphique dans sa main puis reporta le regard sur l'ange. Son visage aveugle était tourné vers eux et semblait les supplier en silence. Jace fit un pas, puis un autre. Son regard restait fixé sur l'ange et Clary eut l'impression que tous deux communiquaient sans l'aide des mots. Les yeux de Jace étincelaient comme des disques d'or.
— Ithuriel, chuchota-t-il.
Le poignard dans sa main s'illumina comme une torche. Sa lumière était aveuglante. L'ange leva la tête, comme si la clarté générée par la lame venait de lui rendre la vue. Il tendit les bras, et les chaînes qui retenaient ses poignets cliquetèrent.
— Clary, dit Jace. Les runes.
Pendant un bref moment, elle le dévisagea sans comprendre. Du regard, il lui signifia d'approcher. Elle lui tendit la pierre de rune, sortit sa stèle de sa poche, et s'agenouilla près des runes. Elles semblaient avoir été creusées dans la pierre avec un objet pointu. Elle jeta un coup d'œil à Jace. L'expression de son regard la surprit ; elle y lut une confiance aveugle en elle et ses capacités. De la pointe de la stèle, elle traça plusieurs lignes sur le sol qui se dilatèrent comme si elle trempait le bout d'une allumette dans du soufre.
Une fois sa tâche terminée, elle se leva. Les runes scintillaient devant elle. Jace s'avança à son côté. Il avait rempoché sa pierre de rune, et la seule source de lumière émanait de son poignard séraphique. Il tendit la main, et cette fois parvint à franchir la barrière de runes.
L'ange lui prit le poignard. Il ferma ses yeux aveugles et, l'espace d'un instant, Clary crut le voir sourire. Retournant l'arme dans sa main, il en appuya la pointe sur son sternum. Etouffant un cri, Clary fit mine de s'élancer, mais Jace la retint d'une poigne de fer juste au moment où l'ange se poignardait.
Sa tête retomba en arrière, sa main lâcha le couteau, dont le manche saillait de sa poitrine, à l'endroit où se trouvait son cœur... si les anges avaient un cœur, ce dont Clary n'était pas certaine. Soudain, des flammes jaillirent de la blessure et le corps de la créature s'embrasa. Les chaînes qui retenaient ses poignets rougeoyèrent comme du fer laissé trop longtemps dans l'âtre. Clary songea aux peintures médiévales représentant des saints extatiques sur le bûcher. Les ailes de l'ange se déployèrent avant de s'enflammer à leur tour.
N'y tenant plus, Clary détourna les yeux et enfouit son visage contre l'épaule de Jace.
— Ça va aller, murmura-t-il en la serrant contre lui, la bouche dans ses cheveux.
Mais l'air était saturé de fumée, et elle avait l'impression que la terre tremblait sous ses pieds. Jace chancela, et elle comprit alors que ce n'était pas l'effet du choc : le sol bougeait vraiment. Les pavés se craquelèrent autour d'eux, et une pluie de poussière s’abattit du plafond. L'ange n'était guère plus qu'une colonne de fumée ; les runes autour de lui brillaient d’un éclat aveuglant. Clary les étudia pour en déchiffrer le sens, puis posa sur Jace un regard paniqué :
—Le manoir... il était enchaîné à Ithuriel. S'il meurt, le manoir…
Elle n'eut pas le temps de finir sa phrase : Jace l'entraînait déjà vers l'escalier branlant. Elle trébucha, se cogna le genou sur une marche, mais il la releva et elle se remit à courir au mépris de sa jambe endolorie, les poumons pleins de poussière.
Après avoir gravi les marches quatre à quatre, ils déboulèrent dans la bibliothèque. Dans son dos, Clary entendit un grondement étouffé au moment où le reste de l'escalier s'effondrait. A la surface, la situation n'était guère plus enviable : les murs de la bibliothèque tremblaient, les livres dégringolaient de leurs étagères. Les débris d'une statuette étaient éparpillés sur le sol. Jace s'empara d'une chaise et, avant que Clary ait pu poser la moindre question, la jeta sur une des fenêtres à vitraux qui se brisa dans un déluge de verre.
Au-delà s'étendait une pelouse éclairée par la lune délimitée par un rideau d'arbres. Ils semblaient si loin ! « Je ne peux pas sauter d'aussi haut ! » pend Clary. Elle allait en faire part à Jace quand elle vit ses yeux s'agrandir d'effroi. L'un des bustes en marbre qui s'alignaient sur les étagères supérieures bascula dans le vide ; elle l'esquiva au dernier moment, et il s'écrasa à un cheveu de l'endroit où elle se tenait une seconde plus tôt.
Une seconde plus tard, Jace la souleva dans ses bras et, après l'avoir portée jusqu'à la fenêtre, il la jeta dans le vide comme un vulgaire sac à patates. Elle tomba dans l'herbe, dévala la pente roulée en boule et finit sa course contre une butte qu'elle heurta de plein fouet, puis elle se redressa en secouant sa chevelure pleine de brindilles. Un instant plus tard, Jace la rejoignit et se releva d'un bond pour scruter le manoir. Clary suivit son regard mais il l'entraînait déjà vers un creux entre deux collines en lui serrant le bras à lui en faire des bleus. Sans lui laisser le temps de réagir, il la poussa devant lui et se jeta sur elle pour faire écran de son corps. Un énorme grondement résonna dans la nuit ; on aurait dit un tremblement de terre ou une éruption volcanique. Un nuage de poussière blanche s'éleva. Pendant un bref moment d'hébétude, Clary crut qu'il s'était mis à pleuvoir, et comprit qu'il s'agissait en fait d'une pluie de verre et de gravats ; les restes du manoir effondré tombaient autour d'eux comme une grêle de balles.
Jace se serra contre elle ; son cœur battait si fort à ses oreilles qu'il couvrait presque le fracas du manoir qui s'effondrait.
Le vacarme se tut peu à peu, comme de la fumée se dissipant dans l'air, et laissa bientôt place aux cris strisents des oiseaux affolés. Par-dessus l'épaule de Jace, Clary les vit tournoyer dans le ciel nocturne.
— Jace, dit-elle à mi-voix. Je crois que j'ai perdu ta stèle.
Il s'écarta un peu d'elle en se hissant sur les coudes, et la regarda avec insistance. Même dans l'obscurité, elle distinguait son propre reflet dans ses yeux. Il avait le visage couvert de suie et de poussière, et le col de sa chemise était déchiré.
— Ce n'est pas grave. Tant que tu n'es pas blessée.
Sans réfléchir, elle effleura ses boucles du bout des doigts ; il se raidit et son regard s'assombrit.
— Tu avais un brin d'herbe dans les cheveux, expliqua-t-elle, la bouche sèche, tandis que l'adrénaline refluait dans ses veines.
Les derniers événements - la découverte de l'ange, l'effondrement du manoir - lui semblaient moins réels que ce qu'elle lisait à présent dans le regard de jace.
— Tu ne devrais pas me toucher, lâcha-t-il.
Clary suspendit son geste.
— Pourquoi ?
— Tu le sais bien, marmonna-t-il en roulant sur le dos. Tu as vu ce que j'ai vu, non ? Le passé, l'ange. Nos parents.
Clary ne se rappelait pas l'avoir entendu prononcer ces mots auparavant : « Nos parents. » Elle hésita à lui prendre la main, craignant sa réaction. Il contemplait le ciel d'un air absent.
— Oui, j'ai vu.
— Alors tu sais ce que je suis, murmura-t-il d'une voix tenaillée par l'angoisse. Je suis en partie démon, Clary. Tu comprends ce que ça signifie ?
Son regard la transperça comme un poignard.
— Tu as vu ce qu'a fait Valentin, non ? Il a expérimenté ce sang sur moi avant même que je vienne au monde. Je suis un monstre. Une part de moi-même incarne ce que, toute ma vie, j'ai cherché à détruite,
Les paroles de Valentin resurgirent dans la mémoire de Clary : « Elle me reprochait d'avoir fait de son fils un monstre. »
— Mais les sorciers sont en partie démons - regarde Magnus - et ça ne fait pas d'eux des mons...
— On parle de Démons Supérieurs, là. Tu as entendu ce qu'a dit cette femme.
« Son pouvoir le privera de son humanité. »
— Ce n'est pas vrai, protesta Clary d'une voix tremblante. C'est impossible. Ça ne tient pas debout…
— Mais si ! Ça explique tout !
Le désespoir et la colère se peignaient sur le visage de Jace. Sous le clair de lune, Clary vit scintiller sa chaîne en argent autour de son cou.
— Oui, ça explique que tu sois un Chasseur d'Ombres hors pair, loyal, intrépide, honnête, soit tout ce qu'un démon n'est pas !
— Ça explique mes sentiments pour toi, lâcha-t-il d'une voix atone.
— Je ne comprends pas.
Jace la fixa un long moment en silence. Malgré l'espace qui les séparait, elle avait l'impression de le sentir contre elle, comme si son corps était encore collé contre le sien.
— Tu es ma sœur. Mon sang, ma famille. Mon rôle est de te protéger...
Il partit d'un rire amer.
— .. de te protéger des garçons qui ont de vilaines pensées sur ton compte. Or, j'ai exactement les mêmes.
— Mais tu m'as dit que, dorénavant, tout ce qui t’intéressait, c'était d'être mon frère.
— J'ai menti. Les démons mentent, Clary. Tu sais, le poison démoniaque provoque parfois des lésions internes. On ne sait même pas qu'on est blessé, alors qu’on saigne à l'intérieur. Être ton frère, c'est la même souffrance.
— Mais Aline…
— Je devais au moins essayer. C'est ce que j'ai fait, Expliqua-t-il d'une voix blanche. Mais je ne désire personne d'autre que toi. Je n'ai même pas envie de désirer quelqu'un d'autre.
Il tendit le bras, caressa une mèche de ses cheveux.
— Maintenant, au moins, je sais pourquoi.
— Moi non plus, je ne veux personne d'autre que toi dit Clary dans un souffle.
Jace se hissa sur les coudes. L'expression de son visage avait changé. Une lueur indolente, qu'elle ne lui avait jamais vue, s'était allumée dans son regard. Il effleura sa bouche en suivant le contour de ses lèvres du bout des doigts.
— Tu devrais peut-être m'empêcher de continuer, chuchota-t-il.
Clary ne protesta pas. Elle n'avait pas envie qu'il arrête; elle était lasse de dire non, de s'interdire d'écouter son cœur. Qu'importait le prix à payer.
Il se pencha vers elle, frôla sa joue de ses lèvres, et ce simple effleurement la fit trembler de la tête aux pieds.
— Si tu veux que j'arrête, dis-le maintenant, murmura-t-il.
Comme elle ne répondait rien, il déposa un baiser sur sa tempe.
— Ou maintenant, reprit-il en effleurant des lèvres sa pommette. Ou…
Mais Clary l'avait déjà attiré contre elle, et le reste de sa phrase fut noyé sous ses baisers. Collés l'un à l'autre, ils roulèrent dans l'herbe. Elle sentait des pierres s'enfoncer dans son dos et son épaule l'élançait, mais plus rien ne comptait que Jace. Soudain, les doigts de Clary rencontrèrent un objet métallique, et surprise, elle recula. Jace se figea.
— Qu'est-ce qu'il y a ? Je t'ai fait mal ?
— Non, c'est ce truc, répondit-elle en effleurant l'anneau d'argent pendu à son cou.
Elle l'examina de plus près. Le métal noirci, le motif en forme d'étoile... Elle connaissait cette bague. L'anneau des Morgenstern. Ce même anneau qui brillait au doigt de Valentin dans le rêve que l'ange leur avait montré. Il en avait fait cadeau à son fils, conformément à la tradition.
— Désolé, dit Jace en effleurant sa joue du bout du doigt avec une intensité rêveuse dans le regard. J'avais oublié que je portais cette fichue bague.
Soudain, le sang de Clary se glaça dans ses veines.
— Jace, implora-t-elle à mi-voix. Jace, arrête.
— Arrête quoi ? C'est cette bague qui te gêne ?
— Non. Ne me touche pas. Arrête-toi une seconde.
Les traits de Jace se figèrent. Son expression rêveuse laissa place à un air perplexe. Pourtant, il ne répliqua pas ; sa main retomba.
— Jace, reprit-elle. Pourquoi ? Pourquoi maintenant ?
— De quoi tu parles ?
— Tu prétendais qu'il n'y avait plus rien entre nous. Que... que si on se laissait aller, on ferait beaucoup de mal autour de nous.
— Je te l'ai déjà expliqué. J'ai menti. Tu crois que je n'ai pas envie de…
— Non. Non, je ne suis pas bête à ce point. Je vois bien que oui. Mais quand tu m'as dit que tu comprenais enfin pourquoi tu éprouvais ces sentiments-là pour moi, qu'est-ce que tu entendais par là ?
Si, au fond, elle connaissait la réponse, elle devait l'entendre de sa bouche. Jace prit sa main et la porta à sa joue.
— Tu te souviens, chez les Penhallow, quand je t'ai accusée de semer la pagaille partout où tu passes ?
— Non, j'avais oublié. Merci de me le rappeler.
Ignorant son sarcasme, Jace reprit :
— Je ne parlais pas de toi, Clary, mais de moi. Ça, c'est moi.
Il détourna le visage.
— Au moins, maintenant, je sais ce qui ne va pas chez moi. C'est peut-être pour cette raison que j'ai autant besoin de toi. Si Valentin m'a transformé en monstre, il n'est pas impossible qu'il ait fait de toi une espèce d'ange. Lucifer aimait Dieu, non ? C'est ce que prétend Milton, en tout cas.
— Je ne suis pas un ange. Et tu ne sais même pas ce que Valentin a fait du sang d'Ithuriel. Il a très bien pu s'en servir sur lui...
— Il a dit que ce sang était pour lui et sa famille, répliqua Jace d'un ton tranquille. C'est de là que viennent tes pouvoirs, Clary. D'après la reine de la Cour des Lumières, nous sommes tous les deux des expériences.
— Je ne suis pas un ange, Jace, répéta-t-elle. J'oublie de rendre les livres à la bibliothèque. Je télécharge illégalement de la musique. Je mens à ma mère. Je suis une fille très ordinaire.
— Non, pas pour moi, déclara-t-il en plantant son regard dans le sien.
Il ne subsistait plus rien de son arrogance habituelle dans son attitude : elle ne l'avait jamais vu aussi désarmé et cependant, cette vulnérabilité s'accompagnait d'un profond mépris pour lui-même.
— Clary, je...
— Lâche-moi !
— Quoi ?
La flamme qui brûlait dans les yeux de Jace s'éteignit et, l'espace d'un instant, la stupéfaction se peignit sur son visage. Comme c'était dur de soutenir son regard en lui résistant ! Tout en l'observant, elle songea que, même si elle ne l'avait pas aimé, cette part d'elle qui appréciait la beauté en chaque chose - et en cela elle était bien la fille de sa mère - l'aurait quand même désiré. Mais c'était précisément parce qu'elle était la fille de sa mère que c'était impossible.
— Tu m'as très bien entendue. Laisse mes mains tranquilles.
S'écartant de lui, elle serra les poings pour empêcher ses mains de trembler. Immobile, il la dévisagea d'un air furibond.
— Tu veux bien m'expliquer ce qui t'arrive ?
— A t'entendre, tu me désires parce que tu es mauvais. En gros, tu t'es trouvé une autre raison de te haïr. Tu te sers de moi pour te prouver que tu ne vaux rien.
— Je n'ai jamais dit ça !
— Soit. Alors je veux entendre de ta bouche que tu n'es pas un monstre, que rien ne cloche chez toi que tu voudrais de moi même si tu n'avais pas ce sang-là dans tes veines.
Retenant leur souffle, ils se défièrent du regard puis il se releva avec un juron. Clary l'imita en titubant un peu. Le vent cinglant lui donnait la chair de poule et elle avait l'impression d'avoir les jambes en coton. De ses doigts engourdis, elle boutonna le col de son manteau en refoulant ses larmes. Pleurer n'arrangerait rien.
Des particules de poussière et de cendre flottaient encore dans l'air, et l'herbe alentour était jonchée de débris : fragments de meubles ; pages de livres ; un bout d'escalier miraculeusement intact. Clary se tourna vers Jace qui shootait dans les décombres avec une joie mauvaise.
— On est fichus, lança-t-il.
— Quoi ?
— Tu te souviens ? Tu as perdu ma stèle. Tu n'as plus aucun moyen de fabriquer un Portail, maintenant, annonça-t-il avec une jubilation amère, comme si la situation le réjouissait pour quelque raison obscure. Je ne vois pas d'autre solution : il va falloir marcher.
Même en temps normal, la promenade n'aurait guère été agréable. Accoutumée aux lumières de la ville, Clary avait du mal à croire qu'Idris puisse être aussi sombre une fois la nuit tombée. Les ténèbres épaisses qui bordaient chaque côté de la route semblaient grouiller de créatures invisibles et, même avec la pierre de rune de Jace, elle n'y voyait qu'à quelques pas devant eux. La lumière des phares et des réverbères lui manquait, ainsi que les bruits de la ville. Hormis le crissement régulier de leurs bottes sur le gravier et, de temps à autre, l'exclamation de surprise qu'elle laissait échapper en trébuchant sur une pierre, un silence de mort planait sur les lieux.
Au bout de quelques heures, les pieds de Clary commencèrent à fatiguer. Elle avait la bouche sèche. La température avait considérablement chuté, et elle cheminait en frissonnant, le dos voûté, les mains enfouie dans les poches de son manteau. Cependant, tout cela aurait été supportable si Jace avait daigné lui adressa la parole. Il n'avait pas prononcé un mot depuis qu'ils avaient quitté le manoir, sauf pour aboyer des ordres lui montrer où tourner lorsqu'ils parvenaient à un embranchement sur la route, ou lui indiquer une ornière.
Enfin, le ciel commença à s'éclaircir à l'est. Clary qui avançait telle une somnambule, releva brusquement la tête.
— Il est tôt pour que le jour se lève.
Jace la dévisagea avec dédain.
— C'est Alicante. Le soleil ne se lèvera pas avant au moins trois heures. Ce que tu vois, ce sont les lumières de la ville.
Trop soulagée de toucher au but pour se formaliser de son attitude, Clary pressa le pas. Parvenus à un croisement, ils s'engagèrent sur un large chemin de terre à flanc de colline, qui serpentait le long de la pente avant de disparaître derrière un virage. Bien que la ville ne soit pas encore en vue, la nuit semblait plus claire, et une étrange lueur rougeâtre illuminait le ciel. R
—On y est presque, lança Clary. Il existe un raccourci par la colline ?
Jace fronça les sourcils.
— Il y a quelque chose de bizarre, dit-il brusquement.
Il s'élança sur la route en soulevant de petits nuages de poussière qui prenaient une teinte ocre dans la lumière. Clary lui emboîta le pas malgré ses pieds meurtris. Parvenu au détour du virage, Jace s'arrêta net, et Clary faillit s'affaler sur lui. En d'autres circonstances, l'incident lui aurait peut-être semblé comique.
Le ciel à présent écarlate éclairait la colline comme en plein jour. Des panaches de fumée s'élevaient de la vallée en contrebas en se déployant comme les plumes d'un paon noir. Émergeant de la fumée, les tours de verre d'Alicante semblaient percer le ciel comme autant de flèches enflammées. À travers l'épaisse nappe, Clary distinguait l'éclat des flammes ; à cette distance, les foyers disséminés dans Alicante évoquaient une poignée de joyaux étincelants éparpillés sur un linge noir.
Cela semblait incroyable, et pourtant c'était vrai : postés sur la colline, ils contemplaient une ville en flammes.